Culture / Loisirs

David Pujadas : « La technologie va plus vite que la technicité »

Jean Dionis, maire d’Agen et David Djaïz, président de l’association « Les Agenais agenais de Michel Serres » lors de la conférence d’ouverture de la troisième édition des Rencontres philosophiques Michel Serres. © Véronique David

Troisième édition des Rencontres philosophiques Michel Serres

« A l’heure de l’intelligence artificielle, qu’est devenue Petite Poucette ? ». Ce questionnement a suscité des craintes, des doutes, des espoirs mais aura aussi eu le mérite de ne laisser personne indifférent. Après l’invention de l’écriture et de l’imprimerie cette troisième révolution technologique va transformer le monde en apportant des avancées médicales fondamentales, facilitera la formation et l’apprentissage, aidera la justice, améliorera la productivité mais à côté de cela est perçue comme une menace de pertes d’emploi et de violation de vie privée.

Il y a une chose que l’Intelligence artificielle ne pourra jamais faire : produire une foule hétérogène comme celle déclinée deux jours et demie durant pour accueillir la troisième édition des Rencontres Michel Serres au sein de plusieurs lieux emblématiques Agenais : la salle des Illustres de l’Hôtel de Ville, le théâtre Ducourneau, le musée des Beaux-Arts d’Agen, la médiathèque municipale Lacépède, la maison des enfants ainsi que les Montreurs d’Images. Les organisateurs de cet événement espéraient 10 000 personnes. Ils en ont accueilli 9 892 ! « Il y a une envie de débat et de reconnaissance et cela me rend profondément optimiste » s’est réjouit David Djaïz, président de l’association « Les Amis Agenais de Michel Serres ».

S’adapter à la révolution technologique

« Agen est assurément une clé de lecture et de compréhension de l’oeuvre de Michel Serres, a souligné Jean Dionis, maire d’Agen, lors de la conférence d’ouverture. Nous croyons en une culture et une sagesse populaire ». Petite Poucette avait six ans en 1998. elle a assisté à la naissance de Google et en 2004, à 12 ans, à la naissance de Facebook. En 2012, c’est avec une grande dextérité qu’elle utilise à 20 ans son téléphone mobile en envoyant des SMS avec ses pouces et puis en 2022, elle assiste, à 30 ans, à l’arrivée de ChatGPT (Chat Generetative Pre-Trained Transformer), un robot conversationnel utilisant l’intelligence artificielle. « Michel Serres s’est toujours positionné contre les grand-papas ronchons et les tenants régressifs du « c’était mieux avant » estimant qu’il faut vivre avec son époque et s’adapter aux nouvelles formes de technologies mais avec pondération, l’outil ne devant effacer en aucune mesure les dimensions éthiques de nos arts. Picorez, dégustez, vagabondez, passez du bon temps » a conseillé David Djaïz au public avant de demander à Iris, 22 ans de bien vouloir le filmer en vidéo quelques secondes avant que ne soit projeté sur l’écran sa courte allocution en italien et en chinois alors que le jeune essayiste ne s’est point exprimé en ces langues. En l’espace de quelques secondes, David est donc passé de la théorie à la pratique pour montrer au public une once des capacités phénoménales de l’Intelligence artificielle.

La conférence d’ouverture animée par Martin Legros a accueilli Cynthia Fleury, présidente d’honneur de ces Rencontres, philosophe et psychanalyste, en présence d’élèves de Terminale du lycée Palissy. © Véronique David

C’est sans son parrain Maurizio Ferrari (cloué au lit par la Covid) que Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, s’est lancée sans filet dans cette intervention animée par Martin Legros, en présence d’élèves de Terminale du lycée Palissy dont Romane, 17 ans, qui a étudié Petite Poucette en début d’année : « Nous avons appris que Michel Serres faisait un constat assez positif du présent et ne regrette pas le passé. Il faut se réjouir de la démocratisation du savoir sur le web . Les jeunes éprouvent parfois des difficultés à s’orienter vers une masse d’informations qui peuvent être perçues comme des fake-news. Il faut vérifier les sources. Petite Poucette n’est peut-être pas aussi autonome qu’elle veut bien le croire. Son optimisme ne va-t-il pas trop loin grâce à l’omniprésence des téléphones et des réseaux sociaux ? »

Humaniser l’IA

Cynthia Fleury considère que « Michel Serres est un compagnon de route de tous ceux qui défendent les identités numériques. La science, la technique, partagent avec la conscience une forme d’humanité. L’IA est un grand moment de technicité, de fabrique de l’humain. Je suis d’abord un enfant de la lecture et du non-écran.[…] Aujourd’hui, la première population mondiale est celle des objets connectés ». Cela se traduit aujourd’hui par « une capacité plus faible à interagir avec un vrai autre, le caractère rugueux de l’altérité. Notre enjeu, c’est d’essayer d’humaniser nos outils […] Produire un raisonnement demande de ne pas uploader (télécharger) sa mémoire et son savoir. Un savoir s’incorpore pour pouvoir transformer notre vie. Nous sommes dans une prise de conscience collective que les machines vont peut-être nous remplacer. L’irremplaçabilité des individus est quasiment un besoin existentiel. Le trop de process a rendu malade plusieurs d’entre nous. Si l’objectif de l’IA est de rendre fluide nos métiers pour se libérer du temps, donner à chacun la possibilité de produire de la fausse information est un problème ».

Avec l’Intelligence artificielle, prenons-nous un risque que le monde se standardise ? Des thérapeutes comme Cynthia sont déjà remplacés parce qu’ils rassurent des jeunes, peu prompts à se confier à de vraies personnes mais la psychanalyste reste sereine sur ce sujet car dans ce monde-là comme de nombreux autres, « il n’y a pas d’équivalence de l’utilisation de l’Intelligence artificielle et du numérique ».

Opportunité ou vraie menace ?

Le numérique et l’intelligence artificielle faisant partie de notre quotidien, il deviendrait contre-productif de s’en détourner. « L’objectif, explique Cynthia Fleury, est d’humaniser l’outil, de le rendre plus inclusif, de le transformer. Ce qui pose problème, c’est la protection de la vie personnelle. Il faut faire en sorte que cet outil soit le moins liberticide possible ». Cynthia ne pense pas que ChatGPT soit capacitaire. « Le monde nous invite à produire très rapidement, à standardiser sa production. Il faut organiser un monde compatible avec les limites planétaires et le métavers ne sera pas compatible avec ces limites… C’est toujours l’humain qui produit la qualité attentionnelle avec l’outil ».

David Hairion (au centre) a animé le débat axé sur « L’information à l’âge des Fake News » en présence de Davis Djaïz (à gauche) et David Pujadas (à droite). © Véronique David

David Pujadas à l’heure des fake news

David Hairion animait, le samedi après-midi, un débat intitulé « L’information à l’âge des fake news » en présence de David Pujadas, ancien reporter sur TF1 puis présentateur du journal télévisé sur France 2 avant de rejoindre LCI et d’animer une émission politique (24h Pujadas) et de David Djaïz, haut-fonctionnaire et essayiste, enseignant à Sciences Po, auteur de trois ouvrages à succès : « La guerre civile n’aura pas lieu » (2017), « Slow Démocratie. Comment maîtriser la mondialisation et reprendre notre destin en main » (2019) et « Le nouveau modèle français » (2021). David Pujadas a connu la machine à écrire, les ratures et l’argentique, ce qui fait de lui un dinosaure du « quatrième pouvoir ». Les médias étaient à l’époque semblables à de grands paquebots qui naviguaient sur un océan informatif avec une bonne prise en main du gouvernail mais aujourd’hui, chaque individu peut devenir le capitaine de son propre « bateau » médiatique. « Les médias institutionnels perdent le monopole, déplore David Pujadas. C’est un choc économique » avec une chute de diffusion des journaux écrits. « La première source d’informations lorsque je me lève le matin, c’est d’abord Twitter » confesse le journaliste qui a su, au fil du temps, séparer le bon grain de l’ivraie, en faisant fi des comptes complotistes pour se concentrer sur les plus sérieux, dans les 25, afin de se documenter sur les sujets chauds du moment dont les conflits russo-ukrainiens et israëlo-palestiniens. Aujourd’hui « la technologie va plus vite que la technicité » constate David Pujadas. Dans « Machinisme et Philosophie » – dont il recommande la lecture de l’ouvrage – Pierre-Maxime Schuhl se demande pourquoi les Grecs de l’Antiquité qui avaient dessiné et inventé des machines de guerre ne les avaient pas matérialisés par le biais de la construction. « Parce qu’ils séparaient la vie contemplative de la vie pratique, explique le journaliste. Ils craignaient de se retrouver avec esclaves désoeuvrés. Aujourd’hui, nous vivons l’inverse. Nous avons construit des machines mais nous n’avons pas suffisamment réfléchi à la portée éthiques, politiques.. de ces créations… Qui allait penser que Tik Tok allait donner le « là » pour 10-15 ans ? Et ce n’est pas un GAFA ! » AltaVista était le moteur de recherche le plus populaire du web avant d’être supplanté par en 2001 par une start-up nommée… Google ! « Nous sommes passés d’une logique d’offre à une logique de demande, constate David Djaïz. Michel Serres était dingue de Wikipedia et moi aussi je le suis ! C’est parfaitement contributif. Il y a des brigades d’informations et c’est l’utopie de ce qu’aurait dû être Internet ».

Conserver une rigueur informative

9 grands groupes possèdent aujourd’hui les médias. « J’adorerais que les médis soient entièrement indépendants et ne s’adossent à aucun groupe industriel mais l’économie est précaire, confie David Pujadas. La liberté naît de la concurrence. » Concernant les publicités, le journaliste assure que « la rédaction est un corps social qu’il est très difficile d’assujettir. LCI a fait son succès sur l’international, l’Ukraine et Gaza. L’audience n’est pas une boussole mais une sentinelle. Une cinquantaine de bulles cognitives vivent dans leur monde séparé. On le voit avec la guerre à Gaza . Il n’y a pas un groupe qui pourrait dire que telle information est juste et que telle information ne l’est pas. La guerre à Gaza, qui pourra dire qui a commencé ? »

Concernant Tik Tok, David Djaïz sonne l’alerte : « La moitié des gamins qui utilisent Tik Tok ne savent pas adresser d’e-mail et le temps passé derrière les écrans entraîne des déficits cognitifs, ce qui fait craindre une prochaine grande catastrophe ».

Aujourd’hui, les gros médias comme le Monde ou le Figaro investissent dans le digital et « pour une somme modique, vont proposer énormément de digital, annonce David Pujadas. Le chemin qui semble se dessiner c’est l’upgrade (mise à jour), le fait d’aller toujours dans les propositions, les référencements et si l’on commet des erreurs, on les reconnaît et on présente ses excuses. Les médias s’en sortent par la qualité de leur contenu », par la production d’informations toujours plus riches ». Quant au fait de se demander si l’intelligence artificielle pourrait impacter le travail des médias, David Pujadas estime que « le journaliste gardera toujours une plus-value mais mesurée, par rapport au robot ».

La conférence de clôture animée par Martin Legros et Sven Ortoli accueillait tous les intervenants de ces Rencontres livrant des « conclusions provisoires et réponses à toutes les questions du public ». © Véronique David

L’IA, grande opportunité ou terrible menace ?

« Ensemble, faisons en sorte que le futur ne soit pas une menace » a déclaré Jean Dionis lors de la cérémonie de clôture.

« Les IA sont des outils d’aide à la décision, des aides au diagnostic et au pronostic, pour travailler sur la médecine préventive, l’enfant pauvre de la santé publique française » a déclaré Cynthia Fleury.

Laurence Devillers a estimé « qu’il ne faut pas diaboliser l’IA, il faut être curieux ».

Pour Etienne Klein, « il y a une grande tentation de remplacer le déterminisme génétique ».

Laurence Devillairs considère, de son côté, que « l’humain, c’est toujours aller là où il n’est pas, se demander chaque jour si j’ai fait preuve de curiosité et si j’ai une théorie à moi ». Cynthia annonce que « nous allons quitter notre illusion du déterminisme algorithmique. C’est toute l’activité humaine qui viendra donner une vision capacitaire de cet outil ».

Alexandre Lacroix pointe les limites du robot conversationnel : « Il va être très difficile de demander à ChatGPT de rédiger une autobiographie à la première personne du singulier ». Laurence Devillers estime qu’ « il faut être capable de déconstruire la réponse de ChatGPT ».

« Je pense que nous pouvons cultiver l’hyperbole, l’exagération, a souligné Laurence Devillairs. Pour l’instant, ChatGPT, c’est la mollesse de l’esprit. Peut-être que l’on apprendra l’éloquence, le grand parent pauvre de notre formation. En tant qu’enseignant, il faut savoir dans quel ordre apprendre les choses… Demander à ChatGPT de faire un résumé requiert une certaine habileté ! »

Cynthia Fleury, présidente d’honneur de cette troisième édition considère que « ces rencontres sont importantes dans le territoire. C’est la restauration et la nécessité de l’espace public. Sur la question de l’intelligence artificielle, il y a une obligation d’acculturation, de formation. Nous avons un accès à la citoyenneté de plus en plus technicisé. On a tout à gagner à se former pour que cette IA reste au service du contrat social ».

L’IA, un coup dur ou une chance pour l’environnement ?

Si l’Intelligence Artificielle peut aider notamment l’homme à résoudre des problèmes environnementaux comme le changement climatique, la déforestation ou la pollution, faciliter la gestion des déchets, améliorer l’efficacité énergétique, surveiller et gérer les ressources naturelles…de nombreuses études alertent sur le fait que les systèmes de l’intelligence artificielles s’avèrent énergivores et grands consommateurs d’eau. L’eau, en effet, permet de refroidir les serveurs des centres de données où se forment les systèmes d’intelligence artificielle. L’université de Californie de Riverside a démontré qu’une conversation avec ChatGPT consommait l’équivalent de 50 cl d’eau. De surcroît, l’empreinte carbone de GPT-3 (utilisant ChatGPT) est l’équivalent d’environ 300 allers-retours Paris-New York en avion.

L’Intelligence artificielle est un outil à double tranchant. Pour le bien-être environnement, il convient de l’utiliser pour des tâches complexes mais de privilégier l’utilisation du navigateur pour des recherches toutes simples, moins énergivores.

Source: ttps://intelligence-artificielle.developpez.com/actu/350232/Le-ChatBot-IA-ChatGPT-consomme-plus-d-energie-et-d-eau-qu-une-recherche-traditionnelle-sur-Internet-d-apres-une-etude-de-l-Universite-de-Californie/

Véronique David

Journaliste
Après un diplôme de psychologie et un DU de Japonais, j’ai préparé un diplôme de Naturopathie-homéopathie avec la faculté Libre de Médecine Naturelle et d’Ethnomédecine de Paris XV ainsi qu’une formation de correctrice avec le Centre d’Écriture et de Communication de Paris V qui m’a aussi formée aux techniques journalistiques. Dans le même temps, j’ai rédigé des articles pour différents journaux et administrations (Mairie d'Agen, Conseil départemental de Lot-et-Garonne, Actif Formation...). J’ai aussi travaillé au sein de divers organismes (Caf, Pôle Emploi, ODAC, MEDEF, ENAP…) dans le domaine du secrétariat et préparé une formation de praticienne en coaching de Vie. Dans un tout autre domaine, je suis officier de réserve citoyenne dans l’Armée de Terre depuis une dizaine d’années. J’ai appris au fil du temps que « toutes les batailles de la vie nous enseignent quelque chose, même celles que nous perdons » (Paulo Coelho). Rêvons en grand, soyons audacieux et bâtissons l’impossible !

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